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Comment les grandes écoles, les universités prennent-elles en compte l’histoire et la durée dans leur stratégie de formation ? Et comment les entreprises sensibilisent-elles leurs futurs dirigeants à ces enjeux ? Cette question a fait l’objet d’une rencontre au sein du Cercle des entreprises centenaires où dirigeants d’entreprises et de grandes écoles ont croisé leur regard sur cette question. Entre prise en compte du passé et projection vers l’avenir, entre temps court et temps long, entre tradition et innovation, quelles valeurs enseigner aux futurs dirigeants ? 

Les institutions de formation face au défi de l’enseignement du temps long 

Pour le président de l’Ecole polytechnique, Eric Labaye, « la question de la durée ne peut être posée de manière absolue : elle doit être mise en relation avec la mission, le « pourquoi ». Il faut aussi la relier à la question de l’apprentissage, qui est évidemment une forme de transmission. Et la question des compétences individuelles et celle l’évaluation ne doivent pas être occultées ». L’Ecole Polytechnique coche ces quatre cases. Sa création en 1794 répondait en effet à une nécessité : former les jeunes pour qu’ils contribuent à relever un pays alors à terre. Cette mission est toujours présente, dans la mesure où le sens de l’intérêt général irrigue toujours les formations dispensées à Polytechnique. C’est encore le cas aujourd’hui. Autre récurrence : l’enseignement des méthodes qui demeure aujourd’hui à travers la résolution de problèmes complexes, le design thinking ou encore le creative thinking. Pour Eric Labaye, « apprendre ces méthodes contribue à rendre notre enseignement encore plus pluridisciplinaire : il faut avoir des compétences scientifiques pour résoudre un problème, et il faut aussi avoir des méthodes ». Et comme par le passé, on apprend en faisant à Polytechnique : on le fait surtout en équipe, car le travail collectif est de mise dans le monde du travail d’aujourd’hui. « Cela ne va pas forcément de soi » note Eric Labaye : « nos étudiants ont été habitués à réussir dans leurs études, mais seuls ». 

Un élément en revanche est relativement nouveau : la prise en compte constante du développement durable et de la transition écologique, de la transformation technologique du monde et de la tension sur les ressources. « Nous enseignons dès l’entrée à Polytechnique les fondamentaux scientifiques du développement durable » indique Eric Labaye. « Nous sommes en train de retravailler tous les modules de formation pour que la dimension développement durable soit systématiquement prise en compte ».   

A l’ESCP Business School, plus vieille école de commerce du monde, la question de la mission est tout aussi essentielle. A la sortie des guerres napoléoniennes, le pays est à nouveau à reconstruire : des entrepreneurs de l’époque estiment qu’il faut former les futurs dirigeants pour assurer cette reconstruction et, surtout, pour qu’ils se tiennent à l’écart de toute tentation de spéculation. « L’enseignement dispensé aujourd’hui à l’ESCP reprend cet élément » note son doyen, Franck Bournois : « un futur dirigeant doit agir de manière responsable vis-à-vis de la société ». Un futur dirigeant à qui l’on apprend à concilier temps court et temps long, macro et micro. « Nous leur apprenons également à comprendre les changements à l’œuvre, car un dirigeant doit avant tout être un leader doté d’une vision » poursuit Franck Bournois. Comme à Polytechnique, le développement durable n’est pas occulté : l’ESCP compte même un département dédié.  

Historien de formation, Olivier Faron est administrateur du Cnam depuis huit ans. Une institution elle aussi très ancienne (1794) dont le fondateur, l’Abbé Grégoire, est devenu un mythe. « C’était une personnalité hors normes » indique Olivier Faron : « pourfendeur de l’esclavage, convaincu des mérites de l’inclusion sociale, il a donné au Cnam une identité forte sur laquelle nous pouvons nous appuyer ». Ce qui permet au Conservatoire d’être présent là où d’autres grands organismes de formation ne sont pas : dans les prisons, dans les régions, dans les Dom TOM où il cherche toujours à former tous ceux à qui on n’a pas tendu la main au bon moment. Conformément à sa mission initiale, le Cnam va à la rencontre des individus, où qu’ils soient et par tous les moyens : on le sait peu, mais dès les années 50, ses cours étaient accessibles au plus grand nombre via leur diffusion à la télévision et à la radio. L’innovation mise au service de l’enseignement : c’est, encore aujourd’hui, un élément central de l’identité du Conservatoire national. 

Sorbonne Université – héritière d’une des plus anciennes universités au monde, première université française au classement de Shanghai – fait également de son histoire un pilier de son identité. Pour Pascal Griset qui y dirige le Centre de recherche en histoire de l’innovation, « l’histoire éclaire le présent et le futur, son enseignement est donc plus que jamais indispensable : elle permet de mettre en relief les enjeux contemporains et la manière dont on peut les appréhender ». Il n’est donc pas étonnant que cette université ait créé une UMR où l’on rapproche étroitement histoire et innovation. Au-delà, son offre de formation tient toujours compte de l’histoire comme discipline scientifique. C’est pour Pascal Griset « indispensable, car étudier l’histoire, rédiger des mémoires ou des thèses en histoire apprend à penser, à écrire, à transmettre son savoir ».  

Mais à l’étranger, est-ce la même chose ? Chris McKenna est professeur à Said Business School, une jeune école de commerce (1965) dans une très vieille université, Oxford (1167) : « si les jeunes veulent venir étudier chez nous, c’est notamment pour cela : appartenir en même temps à une très vieille institution et à une jeune école. »  

De manière singulière dans le monde des écoles de commerce, l’histoire est enseignée à Said Business School : « nous nous en servons pour décrire des cas de management particulièrement marquants » indique Chris McKenna. L’histoire est également mise à contribution dans le même objectif pour des étudiants inscrits dans des cursus Executive. On étudie ainsi des business cases anciens, historiques dont on connaît déjà l’issue. Cela n’est pas sans intérêt : en embarquant les étudiants dans l’histoire de la logistique, de l’innovation, du management… ils comprennent beaucoup mieux les ressorts des grands succès : c’est une source d’enrichissement pour leur propre vie professionnelle, cela éclaire les décisions qu’ils auront à prendre. 

 

Former, sensibiliser les futurs dirigeants aux valeurs et à la culture d’une entreprise  

Tous ces étudiants seront un jour conduits à intégrer une entreprise qui devra, elle aussi, les former à ses valeurs, sa culture, son histoire. Que ce soit chez Sodexo, chez Covéa ou encore Saint-Gobain, force est de constater que la responsabilité de l’entreprise à l’égard de la société, le sens des valeurs et la prise en compte du temps long sont des invariants du management qui y est pratiqué. « Sodexo est une organisation marquée par une très forte culture d’entreprise » note Majda Vincent, qui en est la DRH : « une entreprise qui, compte tenu de ses activités et de la personnalité de son fondateur, Pierre Bellon, est centrée sur l’humain – notre valeur ajoutée, notre performance, en dépendent directement ». La culture initiée par Pierre Bellon il y a déjà 55 ans demeure donc dans toutes les composantes de l’organisation. « Cette entreprise a la chance immense de disposer d’un patrimoine de management que les dirigeants d’aujourd’hui doivent faire évoluer, faire fructifier et transmettre » souligne Majda Vincent. « C’est une véritable responsabilité dont je suis consciente, au même titre que tous les dirigeants ». Une culture, une stratégie d’entreprise qui parfois est critiquée en interne : « tout est affaire d’état d’esprit » estime Majda Vincent : « il faut écouter les critiques et les avis déviants et, surtout, ne jamais les rejeter : on génère alors de la frustration. Nous privilégions donc toujours le dialogue – charge aux managers et aux leaders de créer les conditions permettant l’expression d’opinions différentes, aussi dérangeantes soient-elles ».  

Chez Saint-Gobain, dont la naissance remonte à plus de 350 ans, la force de l’histoire est, sans surprise, réelle. « Nous cultivons cette histoire » précise Régis Blugeon, directeur des affaires sociales Groupe et DRH France. « Nous cultivons nos valeurs originelles, notre patrimoine, même si le Saint-Gobain du XXIè siècle n’a plus grand-chose à voir avec la Manufacture royale des glaces créée par Colbert ». C’est désormais un Groupe mondial, multi-marques, centré autour de l’habitat et de la performance durable ; un Groupe qui a changé de métier à de nombreuses reprises grâce, selon Régis Blugeon, « à une culture de l’innovation profondément ancrée chez les saint-gobinards ». Des changements de métiers qui ne modifie pas le socle des valeurs et la culture de l’entreprise : « Saint-Gobain est une entreprise humaine, humaniste même » note Régis Blugeon. En cas de restructuration, tout est fait pour une tout le monde retrouve un emploi. Et une attention très forte est accordée au client : « sans clients, pas d’entreprise ». 

La donne est sensiblement différente chez le mutualiste Covéa, fruit du rapprochement de trois entités (Maaf, MMA et GMF) aux cultures managériales différentes. « GMF a une culture managériale très bienveillante ; la Maaf a une culture managériale davantage orientée résultats par exemple » indique Jacques Feytis, aujourd’hui directeur du développement des dirigeants. Dans de telles entreprises, créer une nouvelle culture d’entreprise ex nihilo, ou parvenir à la synthèse de plusieurs cultures d’entreprise peut relever de la gageure.  

A l’instar de Saint-Gobain ou de Sodexo, la culture d’entreprise dépend beaucoup des succès qu’a connus l’organisation. Elle peut aussi dépendre des accidents : ainsi de Covéa dont les trois entités ont, par le passé, connu des périodes de turbulences : la concurrence était de plus en plus vive, les ayant conduits à prendre conscience qu’elles étaient mortelle : « il fallait réagir » souligne Jacques Feytis. « Notre rapprochement s’explique par la volonté d’atteindre une taille critique suffisante ». A ceci s’ajoute le fait que la brutale disparition du dirigeant de GMF aurait pu conduire celle-ci à mourir : c’est alors que cette mutuelle a décidé de se rapprocher de Covéa. « Cette peur de disparaître irrigue donc toute la culture du Groupe : nous sommes tous conscients que nous ne sommes pas éternels ». 

 

 

 

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